Je peux accepter l’échec; tout le monde échoue tôt ou tard; mais je ne peux accepter qu’on n’ait pas essayé!
Steve Jobs

Cette semaine, Eastman KODAK Company a officialisé son placement au Chapter 11 au tribunal de New York : KODAK est en faillite! Des amis me contactent et m’expriment leur émotion: « Quel gâchis, non? »

Il convient en effet de se demander comment une entreprise au chiffre d’affaire de US$13 milliards jusqu’au début des années 2000 a pu ainsi se laisser couler jusqu’à la ruine ? Comment la direction n’a pas été capable de générer une vision suffisamment puissante, convaincante et mobilisatrice pour fixer un nouveau cap à ce fleuron du secteur photo. Et surtout, que pouvons-nous apprendre pour nos entreprises, nos pays et nous-mêmes?

KODAK a perdu le contact du client.

KODAK est né en 1888 grâce à une innovation lumineuse de Georges Eastman: “Press the button, we do the rest”. “Appuyez sur le bouton; nous faisons le reste!”

Prendre une photo devenait aussi simple que d’écrire avec un stylo. Pour l’époque… un breakthough, une innovation de rupture.

Pour le XXème siècle une génération de valeur impressionnante. KODAK créa ce secteur auquel collaborèrent également Fuji, Konica, Agfa pour le processus et Canon, Nikon pour les appareils photos…

Un marché nouveau se développait ; un style de vie pour des millions de famille partant en vacances avec l’appareil photo, offrant l’appareil 110 mm pour la communion, passant des heures à composer des albums photos, véritables héritages de l’histoires des familles.

Aujourd’hui des millions de personnes se sentent désemparées avec leurs photos… moi inclus ! Personne, ni même le leader donc, n’a su vraiment réinventer le secteur.

La profonde nécessité de l’être humain de préserver la mémoire de sa famille, d’en organiser les souvenirs à travers les photos, de les évoquer en groupe, de les présenter sur les murs de nos intérieurs… toute cette demande latente reste bien présente chez le client.

Aujourd’hui nous accumulons des photos sur des disques durs… jusqu’à l’indigestion. Nos téléphones portables regorgent de prises de vue, mais au moment de s’asseoir avec les grands-parents, l’écran du téléphone ne suffit pas, c’est la frustration. La mémoire des familles, ce n’est pas du virtuel!

De 1 à 10, quel est votre degré de satisfaction dans la gestion de vos photos personnelles? Ressentez-vous une petite frustration ? On a surtout besoin de gérer notre temps, en particulier le temps de la sélection de la photo, et le temps de la détermination à en faire quelque chose ; ne pas le laisser dans le fond d’un disque dur.

J’ai pu observer le mois dernier deux magasins de photos, appartenant à un commerçant indépendant, ayant réussi à leur échelle à se réinventer, apporter du service, comprendre la demande du moment. En décembre, leur chiffre d’affaires a enregistré une croissance de 40%. De longues queues, dignes d’une boulangerie-pâtisserie le dimanche après la messe de 11 heures, étaient formées devant les bornes d’impression numériques. Des clientes, pas toutes du troisième âge, imprimaient les photos de leurs enfants, de leurs petits-enfants, de leurs cérémonies, de leurs voyages… pour offrir a Noël, pour encadrer, pour préparer d’inoubliables albums. Des vendeuses-hôtesses les accompagnaient dans leur sélection et leurs impressions, partageant un petit moment d’histoire avec chacune et chacun.

Les vendeurs qui voient les clients dans les yeux chaque jour ne sont-il pas les mieux placés pour ajuster la proposition de valeur du marché de la photo aux besoins ? Comment se fait-il qu’un groupe multinational assis sur un trésor de guerre gigantesque ne soit parvenu à appréhender cette même vision cristalline d’un commerçant indépendant en Bretagne?

Et bien, le premier voit le client tous les jours dans les yeux ; l’autre ingurgite des études de marché, prépare des présentations power point, organise des conférences calls, développe des dizaines de brevets avec des ingénieurs coupés du marché… et perd le sens du métier, le sens du commerce.

Il perd la sensibilité de la vente et du marketing: LE CLIENT, le RETAIL. Il oublie son réseau de 35.000 magasins licenciés Kodak Express. Il s’obstine dans le produit alors que sa marque légendaire est associée à «expérience émotionnelle et proximité»!

Dans une société de la satiété, le client ne voulait pas plus et mieux, il voulait de la simplicité et de la proximité dans un environnement en transformation qu’il souhaitait pouvoir suivre. Quand un membre du comité de direction de KODAK s’est-il assis avec un client pour la dernière fois?

Tel est pour moi le premier enseignement du cas Kodak: quelle que soit l’envergure d’une société, lorsqu’elle s’éloigne du client, physiquement, elle perd la sensibilité viscérale du commerce, du marché, confiant naïvement en une économie de l’offre alors que la demande du marché évolue et requiert souvent… de la proximité. Ses jours sont alors comptés!

KODAK n’a pas réellement cru en sa capacité à se REINVENTER…

…et à réinventer son secteur.

Au début des années 1990, l’avènement de l’ère numérique constituait déjà une évidence documentée pour les équipes stratégiques de Kodak. La base technologique changerait inévitablement de la chimie au numérique, du bromure d’argent au pixel. Un immense mur s’élevait à l’horizon pour KODAK. Et le groupe de Rochester disposait de ressources financières gigantesques pour prendre acte et se réinventer.

KODAK ne manqua pas de ressources; KODAK manqua de vision!

On raconte que l’aigle sent la mort venir autour de 40 ans: ses serres se paralysent ne lui permettant plus d’agripper ses proies, son bec allongé et pointu se courbe, ses plumes s’alourdissent et rendent difficile son vol. Deux alternatives s’offrent alors à lui: se laisser mourir ou se retirer en haut de la montagne dans un nid. Et là il arrache son bec en le tapant contre une paroi; il attend qu’il repousse pour arracher ses ongles, puis ses plumes. Après 5 mois de ce douloureux processus de transformation il peut reprendre son envol et vivre… 30 années de plus!

Je ne sais pas si cette histoire est scientifiquement véridique ou s’il s’agit d’une simple métaphore. Elle illustre en tous cas ces transformations emblématiques de grandes entreprises: Nokia, entreprise traditionnelle finlandaise de bois et de câbles se convertissant aux télécommunications dans les années 60 ; IBM leader déchu des ordinateurs transformant avec succès sa vision à partir de 1993 en une entreprise de service.

KODAK régnait sur l’univers de la photo avec 40% de part du marché mondial et de triples marges brutes (la pellicule photo, le papier-chimie du développement et, dans une moindre mesure, l’appareil photo): une marge brute moyenne de 70%! KODAK régnait aussi sur les pellicules des films d’Hollywood et les rayonsX dans le domaine médical. On résiste au changement dans ces conditions! …

La poule aux œufs d’or pourvoirait aux besoins; La convergence avec HP, Canon, Apple… n’en a été que plus douloureuse! La poule aux œufs d’or s’est tarie!

Les intérêts du court terme, à commencer par Wall street et en passant par un top management aux Etats Unis peu ouvert à courir les risques à quelques années de la retraite : une culture managériale du confort et de la lenteur… Le Top Management voulut poursuivre le vol… jusque l’impact dans le mur!

Les bromures d’argent se transformèrent en plomb; le plomb dans l’aile d’un aigle… qui a cessé de voler!

Tel est pour moi le second enseignement du cas Kodak: Les ingrédients d’hier ne servent pas pour les recettes de demain. La préparation de ces recettes d’avenir requiert un processus stratégique de transformation, la proposition d’une vision aussi puissante que simple, et forcément basée sur le client.

J’ai eu la chance de vivre ce moment qui invitait à nous retirer et nous réinventer, en restant très près du client, de la cliente. Avec des équipes de professionnels exceptionnels, en Europe, au Moyen Orient, en Afrique, en Amérique latine, nous avons impulsé des initiatives de processus de transformation au niveau Retail, commercial, humain.

La constatation des hésitations et du manque de vision du top management, la conviction que l’entreprise allait droit dans le mur, me stimulèrent à entreprendre une étape professionnelle nouvelle en mars 2006, qui me conduirait en 2009 à lancer mon entreprise et m’inventer un métier : coach dans le commerce.

En 11 ans, j’ai travaillé dans une formidable école, j’ai connu des managers clairvoyants, parfois brillants, aujourd’hui aux meilleurs postes dans d’autres entreprises, ou toujours chez Kodak ou encore… entrepreneurs. Nous ressentons tous de la gratitude pour cette entreprise et transmettons notre sympathie aux collègues toujours salariés qui traversent une période difficile.

L’action KODAK valait US$70 dans les années 1990, US$20 dans les années 2000, et… US$ 0,36 aujourd’hui. L’entreprise annonce aujourd’hui officiellement sa faillite pour “renforcer sa liquidité et se restructurer” (sans la pression de ces créanciers)! J’aimerais penser que le phénix renaitra de ces cendres mais au vu des chiffres, après 5 exercices consécutifs en perte, la cause semble perdue. Il ne reste plus qu’à liquider les brevets, joyaux de la couronne, à Apple ou Google, ou un autre.

Aujourd’hui, comme vous pouvez le percevoir, j’écris avec mes tripes, parce que je crois que parfois c’est nécessaire !

A un certain point, les analyses doivent laisser place et conduire à la prise de décision… forcément risquée, forcément courageuse, forcément stratégique. Ainsi triomphent les entrepreneurs: en se trompant peut-être mais en essayant. Le top management de Kodak a sans doute manqué de tripes!

Je n’écris pas pour vous dire “vous voyez; je vous l’avais bien dit!”. Au contraire, le cas KODAK invite à l’HUMILITE.

Notre économie et notre société occidentale, et en particulier en Europe, cette “société de la satiété”, voient un mur se dresser dans leur horizon. Sur ce mur, il est écrit: «dette publique, déficits, chômage des jeunes et des seniors, utilisation intenable des ressources naturelles, bénéfices «acquis» intenables (confort), manque de compétitivité, ordre mondial bouleversé avec notamment des pays émergents revendiquant leur place légitime dans le concert des nations (nos principaux créanciers étant les pays à qui nous établissions des plans de coopération hier!)…

Comment appelle-t-on “Chapter11” pour un continent entier?

Tirons les enseignements du cas Kodak. Sachons nous réinventer comme personnes, comme entreprises et comme société, pendant qu’il en est encore temps et avant que d’autres ne doivent le faire à notre place.

Dans le contexte pré électoral français, un seul des candidats a-t-il pris la juste mesure de ce mur? Et si oui, a-t-il forgé et communiqué une vision d’avenir claire, courageuse et mobilisatrice? L’environnement change et nous ne le contrôlons pas forcément; ce que l’on contrôle ce sont nos décisions. Décisions de savoir se transformer afin d’entreprendre un vol nouveau, allégé peut-être, vers un nouvel horizon!

Benoit Mahé
Employé KODAK de 1995 à 2006
Fondateur de CapKelenn Retail Coaching
Associated Certified Coach ICF

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