« Que pour chacun, son propre travail soit un objet de contemplation »

Simone Weil, « Journal d’usine »,

 

 

Un grand nombre de mes lecteurs sont des cadres dirigeants de la distribution et la restauration. Et aujourd’hui je souhaite les interpeler non seulement sur le rôle de « délivreur de résultats » mais aussi de « réenchanteur du travail », donc de « délivreurs de sens ». Cette proposition peut sembler un rêve de cadre, une douce illusion de coach…

Cependant, je partage ici pourquoi il me semble que l’époque appelle à cette élévation du sens même du travail… et pourquoi cette élévation m’apparait non seulement nécessaire mais aussi rentable et vitale. Ma boulangère peut-elle réenchanter le travail en vendant sa baguette? Les vendeurs en magasins, les serveurs en restaurants peuvent-ils vivre et faire vivre une expérience riche et sincère ?

Constat d’une globalisation

– A l’aune des profonds changements à l’œuvre, avec la transition numérique qui, entend-on, va détruire entre 15% et 50% des emplois existants pour en recréer tout autant ou plus, mais différents…

– A l’heure de la globalisation des personnes, du commerce des biens et des services, qui fait qu’un e-commerçant, un coach, un codeur d’algorithmes ou un footballeur peut travailler indifféremment à Madrid, Los Angeles, Taipei ou à Guingamp….

– Dans un marché globalisé aux références de plus en plus homogènes…

– A l’heure où ce dernier kilomètre, si longtemps établi comme la prochaine frontière, se trouve désormais vaincu par des hordes de fourgon de Fedex, DHL et autres, distribuant des produits sortant de centres logistiques situés à proximité des grandes villes…

– Au moment où Amazon est sur le point d’accéder à notre boite à lettre pour y déposer un produit non encore commandé : « Notre algorithme nous indique que vous étiez sur le point de commander ce produit ; le voici. Si ce n’était pas le cas merci de le retourner » …

– Alors que 4 entreprises (Google, Amazon, Facebook et Apple) semblent réussir à s’imposer comme une extension de notre cerveau, répliquant les réseaux de neurones en réseaux de bytes…

Comment réenchanter le travail dans le commerce?

Une expérience client unique et magique

 

« Ce doit être un homme d’un commerce charmant »

Alexandre Dumas

Dirions-nous, avec Alexandre Dumas, que nos commerçants, aujourd’hui, sont d’un commerce charmant ? Et nos e-commerçants ?

15% de la population active travaille dans le retail, dans le commerce.

Lorsque j’interviens au cœur des opérations -en salles de vente, en cuisines,  en gondoles, derrière le comptoir dans des réseaux de magasins- je constate comment la distribution reste un secteur-tremplin. Ne parle-t-on pas parfois de la grande distribution comme d’une « 2ème université »?

Des centaines de fois, j’ai posé la question, à mains levées, en conférences : « Qui parmi vous rêve pour ses enfants qu’ils deviennent vendeurs en magasins ? ». Très rarement des mains se lèvent. Personne ne formule ce rêve-là, et l’on arrive sur le marché du travail du commerce, de la restauration ou de l’hôtellerie, parfois par dépit, comme un moindre mal, ou comme une expérience temporaire.

Mes clients en réseaux commerciaux (magasins, restaurants, agences bancaires…) sont remplis de professionnels passionnés, entrés un jour pour l’une de ces raisons dans le monde du commerce, et qui, dans leur grande majorité, aiment leur travail. Et de dirigeants qui ont appris à inspirer leurs collaborateurs à ré-enchanter leur travail. Non seulement parce que ce sont des gens bien, mais aussi parce qu’ils en perçoivent l’impact direct sur les résultats.  Aimer son travail est rentable. Il n’y a pas d’expérience client merveilleuse sans une expérience employé merveilleuse.

Cependant, comment aimer son travail lorsqu’on en ressent parfois la précarité? Comment le travail peut-il ré-enchanter la population active ? Comment, à l’heure de la globalisation, savoir prendre soin de cette bulle d’1m40 de la relation humaine, avec le client ou avec le collaborateur?

« Vendre aujourd’hui, c’est faire mieux qu’internet.»

Faire du commerce aujourd’hui, c’est prendre soin de ce moment spécial, incarné, matérialisé.

Reconnaissons que nous vivons de plus en plus « hors sol », par écrans interposés. Ce moment donc où la résonnance neuronale entre en action doit être sublimé. Les 2 sens impliqués dans l’expérience Skype deviennent nécessairement une ode aux 5 sens avec le client en magasin. Un écran c’est bien mais comment donner une poignée de main à un client par Skype ?

L’expérience client d’une époque exquise, la nôtre, doit être spéciale, utile, agile… magique. La vente en magasin prend aujourd’hui une nouvelle dimension. Et seul le travail de ceux qui délivrent une expérience en personne supérieure à internet survivra.

A mesure que notre horizon s’élargit, développant presque ce don d’ubiquité (nous sentir partout chez nous), nous devenons encore plus sensibles à ce « vivre ici et maintenant », que propose le Retail, que délivre le commerce: l’hospitalité.

Donner un sens social au travail

C’est ainsi que le commerce de proximité garde ce sens social si précieux, structurant et renouvelé. A l’heure de la globalisation, nous n’avons jamais été si friands d’authenticité, de maitrise de l’origine (« d’origin-alité ») de nos produits. A l’heure de l’hyperconsommation, le consommateur cherche aussi du local. A l’heure où tout s’accélère, le client cherche une résonnance dans le commerce. Un moment de calme, un rapport, une relation, une synchronisation.

10% de la population française transite par nos 22.500 pharmacies chaque jour. Combien de tranches de vie se vivent autour de la transaction d’un médicament ? Combien de regards, de bons mots ? Et combien de guérisons commencent dès cet échange sincère ?

Près de 20% de la population française, 12 millions de personnes, transite par ses 32.000 boulangeries chaque jour. Les histoires de vie, les petites nouvelles, les personnalités, les goûts et préférences … D’une boulangerie française, on ressort toujours plus heureux qu’on y est rentré.

Un commerce doit permettre de ressortir mieux qu’on y est rentré.

Le travail ré-enchanté, même et surtout dans le commerce

« Un travail ré-enchanté serait un travail qui est riche de plaisir, d’efficacité personnelle, de fragilité traversée, et de sens retrouvé.

Le ré-enchantement est la dynamique jamais arrêtée où le travail modifie positivement le milieu écologique et social. »

Bertrand Hériard Dubreuil

J’ai eu la chance d’échanger avec Bertrand Hériard Dubreuil. Je lui ai parlé de ma boulangère, de nos commerçants, multinationaux et de quartier. Il m’a évoqué le contexte de l’évolution du travail depuis 180 ans, et le rôle et la dimension de l’être humain. Car le concept même de travail a beaucoup évolué depuis 180 ans ; depuis la marchandisation (1830), la mécanisation (1930), la personnalisation (1980), la réticulation (2000)… qui nous mène aujourd’hui, en 2019, à écrire, ensemble, une nouvelle page dans ce contexte inédit.

« Travailler c’est à la fois produire et produire du sens. »

Pierre Yves Gomez, EM Lyon

Quel sens, donc, donner à son travail ? Comment un directeur régional peut-il « donner du sens » au travail de ses directeurs de restaurants, magasins ou hôtels et leurs équipes ? « Donner du sens » dans la double dimension de « donner une signification » et d’« impulser une direction ».

Quel sens la collaboratrice de ma boulangère sur la place de l’église peut-elle donner à son travail à l’heure d’internet? Et le vendeur de services de téléphonie en boutique?

N’oublions pas enfin le sens du service. Dans un environnement d’égo, le client demande du service : l’«ego-less ». Le client veut se sentir unique et important, pour un instant. SERVIR. Être au SERVICE.  En visite en Asie récemment, je sentais un enchantement presqu’enfantin pour cet art de vivre et pour ces commerçants qui donnaient toute sa dimension et sa noblesse au mot « servir ». Quel délice ! Le service au client dans le sens le plus noble du terme peut constituer en soi une piste de ré-enchantement du travail dans le commerce. Méditons avec Tagore, écrivain indien, le sens du mot Servir, comme préalable, peut-être pour ré-enchanter le travail en magasin.

« Je dormais et je rêvais que la vie n’était que joie,

Je m’éveillais et je vis que la vie n’est que service,

Je servis et je compris que le service est joie! »

 

Comment enchanter le client?

Nous avons vécu, avec l’équipe de coaches CapKelenn, une expérience récente impactante dans un restaurant McDonalds, situé à proximité d’un grand hôpital, où les clients sont en majorité du personnel hospitalier, des patients et leurs familles. Nous avons demandé aux 5 managers de l’équipe de direction (qui se définissaient aux mêmes comme tristes et résignés) encadrant 80 salariés comment ils pourraient parvenir en 1 mois à aimer d’avantage leur travail. Les pistes principales ont été la résolution de conflits internes et le rétablissement de relations endommagées. Ils mentionnèrent aussi le soin à apporter aux rituels managériaux qui transmettent de la considération. Un mois plus tard, une équipe, incroyablement réconciliée et apaisée a pu réfléchir à la seconde question : comment enchanter le client, dans ce monde de flux permanents, presque mécaniques? L’une des pistes fut de regarder ce client dans les yeux… 1 seconde de plus ; une autre : « sortir du comptoir et aller à la rencontre du client, pour mieux le servir ». Le résultat a été bluffant : 16% de clients émerveillés en plus en seulement 2 mois, et des salariés qui nous ont déclaré : « J’aime mon travail ! ». « Le sourire des enfants, par exemple lorsque je leur donne un ballon, n’a pas de prix ! »

 

 

 

En résumé :

  • L’environnement de globalisation et du développement de l’intelligence artificielle change la donne du marché du travail, en automatisant les tâches.
  • Dans ce contexte les relations humaines prennent une dimension nouvelle, de levier d’un service client non plus seulement nécessaire, mais désormais vital, car fidélisant, donc rentable. Car si le client se déplace en point de vente c’est qu’il s’attend à une expérience supérieure à internet.
  • Servir, être à disposition du client, enchante le client, mais réimpulse aussi la pompe de l’enchantement du travail.

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